Nos proches ont besoin de nous !

Chapitre 2 – Trop de clés pour deux mains

Ce matin-là, elles n’étaient que deux.
Lema et Nana avaient récupéré les clés à l’accueil à six heures tapantes. Elles ne s’étaient
même pas regardées. Pas besoin : elles savaient. Les autres ne viendraient pas. Malade.
Remplacée ailleurs. Pas remplacée du tout.
« Encore un jour à faire à deux, » avait soufflé Nana en coinçant son badge dans la poche de
sa blouse.
« Un jour comme les autres, » avait souri Lema, déjà partie vers la chambre 107.
À Fougère, il y a vingt-six résidents. Certains autonomes, d’autres grabataires. Certains qui
parlent, d’autres qui crient, d’autres qui ne bougent plus depuis des mois.
Et ce matin-là, deux aides-soignantes.
Deux femmes, pour vingt-six histoires, vingt-six corps, vingt-six besoins.
Elles ont fait comme d’habitude.
Une tournée rapide, pour voir qui était réveillé, qui était tombé, qui avait besoin d’être changé
en urgence.
Elles ont avancé comme on marche sur un fil, entre le soin et la vitesse.
— Tu peux me filer un coup de main à 110 ? Il a encore tout arraché cette nuit…
— J’arrive, je finis de lever Madame Duval. Elle veut que je lui chante sa chanson ce matin.
— Celle de Brel ?
— Non, “Mon amant de Saint-Jean”. C’est une coquine.
Elles ont ri, comme toujours.
C’est une forme de défense. De survie, presque.
Parce que sans rire, ça devient trop lourd. Trop injuste.

À 9h30, Anabelle est passée dans le couloir, son petit carnet à la main.
— Comment ça va, les filles ?
— On fait ce qu’on peut. On est que deux, t’as vu ?
— Je sais, je sais… On attend toujours la remplaçante de l’agence. J’ai relancé.
— On va pas tenir comme ça tous les jours, Anabelle.
Elle a baissé les yeux. Pas parce qu’elle n’était pas d’accord.
Mais parce qu’elle savait qu’elle ne pouvait rien promettre.
Elle aussi, elle est prise entre deux feux : le soin, et les ordres venus d’en haut.
Et en haut, on parle de “flux”, de “taux de remplissage”, de “tournées optimisées”.

Pas de pommade, pas de chansons, pas de mains tenues.

À 10h15, Lema a quand même trouvé deux minutes pour masser les genoux de Madame
Louison, qui souffre d’arthrose.
Elle l’a fait en chantonnant doucement, pour couvrir les bruits de chariot, les sonnettes qui
appellent, les râles dans le couloir.
— Tu sais que t’es mon soleil, toi ? a dit Madame Louison.
— Alors accroche-toi, parce que le soleil il est à bout de souffle, a plaisanté Lema.
Mais elle a continué à sourire.
Parce que c’est ce sourire-là, ce soin-là, que personne ne comptabilise.
Celui qui ne soigne pas que le corps. Celui qui tient l’âme au chaud.

Ce jour-là, elles ont terminé leur tournée avec une heure de retard.
Lema n’a pas mangé. Nana a pleuré dans les toilettes.
Anabelle leur a offert un café, assise à la va-vite sur un tabouret de réserve.
Le système est cassé. Tout le monde le sait.
Mais dans l’unité Fougère, au bord de la Méditerranée, il y a encore des femmes qui
s’accrochent.
Pour tenir les autres. Pour ne pas trahir ce en quoi elles croient.
Et ça, aucun tableau Excel ne peut le mesurer.

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